CHAPITRE XIII
Huit jours plus tard – grâce à deux équilibreurs, les frères Helon – la Confédération avait retrouvé son équilibre.
La joie se lisait sur tous les visages. De grandes fêtes étaient organisées sur les vingt-deux planètes. Il n’y avait plus un seul fou, nulle part. Tous les bijoux floriniens avaient été détruits ou mis en lieu sûr. Quant à ceux d’entre les citoyens que l’on considérait comme les complices des Djarfs – deux ou trois cents hommes parmi lesquels Bobsen, Sirven, Bohar, Prax – on se préparait à les juger et à les châtier.
Chose curieuse, les trente-cinq Djarfs qui avaient été faits prisonniers dans leur base de Rohinor étaient morts mystérieusement avant qu’on ait pu les interroger. Mais, si on se posait à leur sujet une foule de questions qui restaient sans réponses, on ne portait certes pas leur deuil !
Tout aurait donc été pour le mieux s’il n’y avait pas eu un point noir. Le Bellérophon n’était pas rentré.
Oh ! on avait de ses nouvelles. On connaissait maintenant toute son odyssée. Richard et Henry, plusieurs fois par jour, s’entretenaient longuement au moyen de l’étrange petit appareil qu’ils possédaient l’un et l’autre. Mali Prone et Hicho avaient pu converser de la même manière. Tous les gens qui étaient à bord du Bellérophon avaient donné ainsi de leurs nouvelles, et l’Amiral Hornet avait prononcé une allocution qui avait été diffusée sur les ondes. Mais le magnifique astronef ne pouvait pas rentrer. Il ne savait pas où il était. Il n’avait pas de repères. Il avait fini par se poser sur une planète habitable – mais assez peu agréable à cause des vents terribles qui y régnaient constamment.
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* *
Les gens du Bellérophon avaient malgré tout bon moral. Les nouvelles venues de la Confédération les réconfortaient. Jenny vivait heureuse entre son père et son mari. L’Amiral Hornet, qui avait repris le commandement, faisait preuve d’un indestructible optimisme. Causs se livrait à l’étude de la langue des Djarfs. Quant à Richard Helon, il passait une bonne partie de son temps à interroger Crane Brigot, le jeune officier blond, avec l’espoir d’en tirer quelque indication utile pour leur retour. Car il était convaincu que Brigot était déjà allé sur la planète des Djarfs avant que le Bellérophon ne s’y posât. Mais Brigot restait obstinément muet.
Le docteur Hillock, qui l’avait examiné, disait à Richard :
— Son cas est très clair. Il n’est pas fou. Il ne l’a jamais été. Il n’a jamais porté sur lui de bijoux floriniens. Il s’est simplement fait le complice des Djarfs. Il est sans doute encore sous leur coupe, par quelque procédé qui m’échappe. Il ne parlera jamais.
Richard, pourtant, doutait encore que ce garçon eût trahi l’espèce humaine. Un jour, il eut une inspiration subite. Il dit au docteur Hillock :
— Docteur, faites radiographier Brigot.
— Le radiographier ? Pourquoi ? Il est en parfaite santé.
— Une idée que j’ai, probablement absurde.
Richard Helon attendit le résultat avec impatience.
Le docteur Hillock, quand il revint, tenant dans sa main la photo radiographique, semblait perplexe. Il dit :
— Je crois que vous aviez raison, Richard. Regardez… Ici, entre deux vertèbres cervicales, on voit nettement un petit corps étranger, de forme sphérique.
— Je vois, dit Richard. Il faut opérer immédiatement ce garçon.
Le jeune équilibreur était au chevet du patient lorsque celui-ci se réveilla. Le corps étranger qu’on avait extrait de sa nuque était une petite sphère en or à l’intérieur de laquelle se trouvait une parcelle de matière organique… Exactement comme dans les bijoux floriniens.
Brigot ouvrit les yeux et resta hébété un long moment. Puis soudain il sourit. Il dit :
— Je suis délivré, Richard Helon. Je suis délivré… Ah ! quelle sensation de liberté j’éprouve !
Richard Helon lui prit la main et lui dit doucement.
— J’en étais sûr… J’étais sûr que vous étiez leur victime, vous aussi. Racontez-moi tout ce que vous savez.
Le jeune officier blond réfléchit un moment.
— Oui, fit-il, j’étais leur victime… Je fus même l’une des toutes premières. Il y a cinq ans, alors que je venais d’être nommé chef navigateur du cargo Bella, nous nous sommes perdus dans l’hyper-espace. Nous sommes revenus trois semaines plus tard. Mais personne n’a jamais su que nous nous étions posés sur la planète Imrr, la planète des Djarfs. Ceux-ci nous ont reçus avec beaucoup d’égards – comme ils vont ont reçus vous-mêmes. Ils nous ont comblés de cadeaux… De bijoux… De bagues… Et c’est ainsi que notre volonté a été annihilée. Sauf celle de trois des trente-deux membres de notre équipage. Ces trois-là étaient réfractaires à leurs procédés. Ils les ont tués.
Brigot fit une pause. Il eut un sourire un peu amer.
— Les Djarfs sont très forts. Ils n’ont pas d’armes du genre de celles dont on se servait autrefois dans les guerres humaines. Mais ils connaissent la balistique et même la science atomique. Ils n’ont ni astronefs ni avions, mais ils connaissent mieux que nous la navigation interstellaire.
— Comment cela se peut-il ? demanda Richard.
— Oh ! c’est très simple. Les Djarfs ne sont pas originaires de la planète où vous les avez vus. Ils viennent, croient-ils eux-mêmes, d’une autre galaxie. Un de leurs astronefs, qui s’était aventuré très loin, s’est posé sur cette planète, à bout de carburant et très endommagé. Cela s’est passé il y a environ deux millénaires. Ils pensaient repartir. Ils l’avaient fait souvent, dans des conditions analogues, après un temps plus ou moins long. Mais ils n’ont pas pu le faire, cette fois-là, parce qu’ils n’ont trouvé sur la planète Imrr aucun des métaux et autres produits nécessaires pour la construction, la réparation, et surtout la propulsion des astronefs. Ils sont donc restés sur place, y ont fait souche, s’y sont multipliés et ont construit les villes bizarres que vous avez vues. Brrog est leur capitale…
« Mais ils ne se sont jamais adaptés à la planète où ils s’étaient installés. La lumière du jour y est trop vive pour eux, la pesanteur trop forte pour leurs corps assez fragiles. Ils aspiraient à reprendre leurs courses dans l’espace, et aussi leurs conquêtes, car c’est une race de conquérants. Ils attendaient ils ne savaient trop quoi… Ils continuaient à perfectionner leurs sciences, tout en menant une vie assez simple, assez frugale…
— Comment savez-vous tout cela ? demanda Richard.
— Je vous le dirai tout à l’heure. Vous vous doutez que quand nous sommes apparus sur leur planète, avec le Bella, ils ont été très excités. Pendant un instant ils ont cru que nous étions des Djarfs. Mais la première surprise passée, ils n’ont songé qu’à tirer parti de notre venue. Ils ont utilisé sur nous les vieux procédés qui, au cours des âges, leur avaient permis d’autres conquêtes dans d’autres parties de notre galaxie ou dans la leur. Ils nous ont soumis à leurs dirics.
— Leurs dirics ?
— Oui. Les dirics sont des parcelles infinitésimales issues de leur propre substance cérébrale et qu’ils parviennent à faire proliférer et à diviser à l’infini. Chacune de ces parcelles reste vivante pendant un grand nombre d’années. Quelle que soit la distance, elle demeure en communication avec les cerveaux des Djarfs, elle peut à tout moment obéir aux impulsions de ceux-ci et émettre les radiations qui paralysent plus ou moins, à très courte distance, les centres nerveux, les lobes cérébraux, de ceux qui y sont soumis. Elles agissent en quelque sorte comme d’infimes robots télécommandés et dotés de pouvoirs extraordinaires…
— C’est bien ce que nous pensions, dit Richard. Nous avons analysé cette substance enfermée dans des bagues… Mais si nous avons à peu près deviné le mécanisme, nous sommes loin d’en avoir compris le fonctionnement.
— Je vous dirai plus tard ce que j’en sais. Apprenez pour le moment qu’au moyen des dirics enfermés dans les bijoux, les Djarfs peuvent obtenir des effets assez divers. Si l’on met à part les réfractaires…
— Je dois l’être, dit Richard, car j’ai porté une de leurs bagues…
— Vous l’êtes certainement, et c’est heureux. Car vous seriez devenu fou… Je disais donc que les Djarfs peuvent obtenir des effets divers. Dans la plupart des cas, ils engendrent une folie pure et simple, un délire… Dans d’autres, ils provoquent chez le sujet frappé – mais pendant un temps assez limité – des actions en apparence raisonnables, mais propres à servir leurs fins. Ils peuvent également – et ce fut le cas pour la planète Flora où ils songèrent très vite à installer une première base – rendre les gens non pas positivement fous, mais indifférents à ce qui se passe, apathiques, en quelque sorte, et sans les détourner de leurs activités normales.
— Oui, je vois, dit l’équilibreur.
— Mais il tombe sous le sens que pour accomplir leur dessein de domination les Djarfs avaient besoin d’hommes qui ne fussent point fous et qui d’une façon permanente pussent les servir. Je suis un de ces hommes-là – comme la plupart de mes compagnons du cargo. Après avoir annihilé ma volonté, les Djarfs m’ont greffé un diric spécial. On m’a fait l’opération sans m’endormir. On a même poussé le cynisme jusqu’à m’expliquer ce qu’on allait faire de moi – les Djarfs avaient maîtrisé notre langue en quelques jours. L’effrayant, c’est que je n’ai pas perdu ma propre personnalité ; je n’ai jamais cessé de tout voir, de toute comprendre. Mais à partir du moment où le diric a été greffé en moi, tout près de mon cerveau, j’ai eu en quelque sorte une personnalité double. Seulement la mienne ne commandait plus. Les Djarfs connaissaient toutes mes pensées. Je connaissais aussi toutes les leurs, et c’est ce qui vous explique que je sache tant de choses, et notamment leur langue, que je parle à la perfection. Mais c’étaient eux qui ordonnaient. Un seul Djarf, sans bouger de chez lui, peut contrôler jusqu’à dix mille dirics ordinaires ou une vingtaine de dirics spéciaux.
— C’est incroyable !
— Incroyable mais vrai… Et vous pouvez imaginer quelles horribles souffrances morales j’ai endurées. L’équipage du Bella a formé en quelque sorte le premier réseau de pénétration des Djarfs dans la Confédération. Nous avons ramené sur Flora une première cargaison de bagues à dirics. Nous les avons vendues aux bijoutiers. Des centaines de milliers de gens les ont achetées, sans savoir quels monstres elles contenaient. Mais ces gens-là ne sont pas devenus fous immédiatement. Les Djarfs attendaient que leur dispositif fût bien en place pour commencer à agir. C’est nous qui avons installé l’immeuble et les souterrains qui devaient leur servir de base à Rohinor. C’est nous qui y avons transporté un premier contingent de douze Djarfs, dont la mission était, entre autres choses, de greffer sur certains hommes des dirics spéciaux. Le président Sirven et Loys Bobsen, d'Aurora, ont été les premiers à recevoir cette greffe sur Flora. Quant à ma dernière mission, elle devait être de m’emparer du Bellérophon et de l’amener chez les Djarfs. Ils voulaient s’en servir pour commencer l’invasion de nos planètes, quand ils jugeraient que la situation était mûre. Leur dessein était de s’y installer, et non pas d’anéantir les hommes, mais de les asservir, après les avoir tous soumis à la greffe spéciale…
— Tout cela est effarant. Mais dites-moi, Brigot, puisque vous avez navigué entre Flora et Imrr, la planète des Djarfs, vous connaissez sans doute les moyens de regagner la Confédération.
Crane Brigot soupira.
— Ce serait facile si j’avais encore mon glimps.
— Votre glimps ?
— Oui, le petit appareil que l’on m’a pris, et que j’avais mis sur la position d’auto-destruction, afin qu’il se volatilise dès que vous le tripoteriez.
« Il s’est volatilisé, n’est-ce pas ? Croyez bien que j’en suis maintenant aussi navré que vous.
— Il s’est volatilisé… Mais j’en ai un autre…
— Un autre ?…
— Oui, j’en ai volé un dans une maison de Brrog.
Crâne Brigot se dressa sur son séant et s’écria :
— Alors nous sommes sauvés ! Le glimps est un instrument extraordinaire dont je vous expliquerai plus tard le principe. Il permet des conversations à n’importe quelle distance. Il est beaucoup plus puissant que notre radio sub-spatiale, qui ne fonctionne pas dans l’hyper-espace et dont les ondes, bien que quasi-instantanées, ont besoin d’être relayées. Il permet en outre – par des opérations d’ailleurs assez complexes basées sur la réflexion des ondes – de se repérer en n’importe quel point de l’espace… Avec un glimps, notre retour ne sera qu’un jeu d’enfant…
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* *
Ce fut comme un coup de tonnerre dans toute la Confédération quand on apprit que le Bellérophon avait annoncé son imminent retour.
La foule qui se pressait aux abords de l’astroport de Los Angeles, une heure avant l’événement, était dix fois plus ample et animée qu’elle ne l’avait été quelques semaines plus tôt.
Quand l’immense et majestueux vaisseau de l’espace apparut enfin dans le ciel, plongeant vers la Terre, l’ovation fut indescriptible.
FIN